Le tombeau des lucioles





Quelles sont les limites à l’implication pour une histoire transmise via un écran, à l’intimité avec des personnages de fiction, de surcroît animés ? Quelles sont les limites au pouvoir du cinéma ? Aucune, nous répond Isao Takahata en nous racontant l’histoire bouleversante de deux jeunes orphelins dans le Japon de 45 en proie à la faim et à un déluge de bombes américaines. Aucune, car durant le film, et longtemps après, le monde nous est ravi. Nous obligeant à continuer d’entendre Seita chanter à tue-tête l’hymne de la marine japonaise, comme autrefois les anciens combattants d’Ozu. Nous obligeant à continuer de voir Setsuko faire la fofolle un drap blanc sur la tête et jouer à ce qu’elle va devenir, ou serrer contre elle sa poupée de chiffon tandis que son regard s'éteint et s'en va. Nous obligeant à ne jamais vouloir voir le carton se refermer, à pleurer de chaudes larmes quand Seita s’y résoud. Le film de Takahata convoque les lucioles et les fantômes sublimes de Mizoguchi et Tarkovski, de Ray et Tagore, qui, d’Anju à Durga en passant par Ivan, continuent à nous hanter bien après les avoir quitté. Convoque les petits fantômes d’Hiroshima ou de Nagasaki, de Dresde ou d’Auschwitz, de Stalingrad ou de Varsovie. Convoque la petite soeur d’Akiyuki Nosaka, auteur de la nouvelle à moitié autobiographique dont est tiré le film. Nosaka qui, en faisant mourir Seita, nous dit qu’il aurait préféré ne pas avoir survécu à sa soeur. Aucune limite, car Isao Takahata, à la fin du film, nous oblige à croire aux fantômes, à croire à un happy end, à croire que Setsuko et Seita, soustraits du bruit et de la brutalité du monde, continuent à vivre en compagnie des lucioles de leur étang préféré, à manger leurs bonbons multicolores favoris, à vivre sans restriction la poésie du monde. Aucune limite, vraiment, à l’implication, car à la fin de l’histoire, il nous plait à aimer que le monde n’appartient plus qu’à Setsuko et Seita qui, retirés de la civilisation galopante, continueront à vivre côte à côte longtemps après sa chute. 
Dans Le tombeau des lucioles, Isao Takahata nous force à croire que le tombeau des lucioles est aussi leur paradis.

To-o kami emi tame.

Neige de printemps



De quels rêves étaient faites les nuits de Mikio Naruse avant de filmer les mélancolies sublimes d’Hideko Takamine ?
De quels songes étaient faits les sourires d’Hideko Takamine ?
D’une neige de printemps…

Bye Bye Black Bird



On peut dire de Public Enemies qu’il est né du désir de voir un gangster légendaire pleurer son lagon perdu et de voir un flic dur à cuire exécuter sa dernière volonté. De voir le lagon en question pleurer son écueil. De voir aussi des flics et des truands cracher leur dernier souffle après que leurs ombres aient joué à cache cache dans un bois au clair de lune, à déchirer la nuit haute définition avec des sulfateuses. D'offrir au spectateur un nouvel éloge de la nuit.


Bye Bye, Black bird.

Les déserts de John Ford



Dire aussi que les plus beaux films de Ford parlent de séparations, de déracinement, d’exil. De retrait pour ce qui est d’Ethan Edwards dans La prisonnière du désert. Le cinéma de John Ford est fait de soustractions donc de douleurs, celui de son ami Howard Hawks est fait d’additions donc d’excitations.
Dire encore que The Searchers raconte comment, depuis le seuil d’une maison, île d’humanité au milieu d’un grand nulle part ou du grand Tout, oasis de vie au milieu d’une mer de silences et de splendeurs immobiles, on regarde un cavalier partir, puis revenir. 


La prisonnière du désert



Quelle est la beauté première du cinéma de John Ford et de The Searchers en particulier ? Une quête d'éternité, un désir d'étreinte. Pleinement assouvis quand Ethan soulève la jeune Debbie pour la porter jusqu’au ciel. Au lieu de tuer, John Wayne prend dans ses bras. Une colère qui s’évanouit revêt parfois un caractère divin. John Ford n’est jamais allé aussi loin. John Wayne non plus. 

Les nuages de John Ford



Nuages, collines de vapeur,
collines, nuages de pierre,
désir d’étreinte
qui se poursuit dans le rêve du temps.

Rabindranâth Tagore, Les lucioles.

Ford aussi.

Les deux cavaliers




“Cinquante ans dans ce putain de métier et j’arrive à quoi ? Diriger deux moumoutes sourdingues !”

Le port de la moumoute peut changer la face d’un film. James Stewart et Richard Widmark, dans Les deux cavaliers, sont chargés de ramener dans leur foyer des Blancs capturés par des Comanches. Au lieu de çà, au lieu de tourner un remake de La prisonnière du désert, ils passent leur temps à boire des bières et à fumer des cigares, à jouer les pipelettes au bord d’une rivière pour discuter mariage et savoir qui a le plus gros salaire, à échanger des captifs en livrant des winchesters à un remake light du chef Comanche Scar, à finalement convoler, pour le grand échassier, avec une ex-squaw aux yeux de jais. Après avoir dire merde aux abrutis qui refusaient de danser avec la belle.
James Stewart en fait des tonnes parce ce que sa moumoute le rend sourd et que Ford n’est pas disposé à lui gueuler dessus pour le diriger. Ford pense à autre chose. Il pense à son ami Ward qui vient de mourir.
“C’est la pire merde que j’ai tourné depuis vingt ans”, disait le cinéaste. 1h44 de pire merde de John Ford, c'est quand même un petit paradis.

Coulez mes larmes, dit John Ford...



Ford excellait à filmer des cavaliers et des paysages, mais le cinéaste se révélait encore davantage à faire parler une tombe, à filmer des personnages causant à des sépultures. Chez Ford, les vivants continuent de parler aux morts et les morts continuent de conseiller et supporter les vivants. Impossible d’oublier John Wayne parlant à sa femme défunte dans La charge héroïque. Et Ford de nous faire croire que celle-ci l’écoute pour lui prodiguer les mêmes avis que du temps de son vivant. Les mêmes coups de pied au cul aussi.
Voir aussi, dans La conquête de l’ouest, l’aîné des Prescott se recueillant sur la tombe de sa mère avant de s’asseoir sur le perron de la maison familiale. L’espace et le temps d’une image magnifique, un fondu enchaîné le fait reposer contre la pierre tombale de sa mère. Chez Ford, les fondus enchaînés sont des espaces poétiques et mélancoliques destinés à donner à la séquence précédente sa touche la plus éloquente.
Monument Valley en est témoin, les paysages chéris par Ford allaient jusqu’à évoquer des pierres tombales, et Ford, en filmant ses décors fétiches, filmait en réalité d’immenses cimetières, imperméables au temps qui passe. Les westerns de Ford, les plus imposants, ressemblent à des enterrements de 1ère classe et à de flamboyants mausolées. L’enterrement d’une vie de chevauchées fantastiques, de quêtes élégiaques et épiques. 
La conquête de l’ouest selon John Ford passait forcément par les cimetières, théatre de ses plus belles pauses et exceptionnellement de ses plus grandes frayeurs (voir l'apparition du chef indien Scar dans La prisonnière du désert).